Le cercle des poètes disparus

«Le cercle des poètes disparus», de Peter Weir, vient de sortir en vidéocassette chez Film Office, « Pump up the volume)) a cartonné aux USA, les étudiants sont massivement descendus dans les rues parisiennes fin 1990. Malaise existentiel, évanescent, profond ou radical ? En tout cas, ça bougeotte en plein chez nos post-pubères, et comme souvent, le cinéma se fait le porte-parole incisif d’un mouvement bien ancien. Par Jean-Philippe Mochon.
Le cercle des poètes disparus
«Le cercle des poètes disparus» est l’œuvre d’un potache nommé Tom Schulman. Il l’écrit en 1985 en s’inspirant largement de ses propres souvenirs de collégien. En 1986, le producteur Steven Haft acquiert les droits du roman. Il n’a aucune hésitation pour le choix du professeur John Keating, anticonformiste et luron joyeux qui, pour son malheur, va pousser au suicide un histrion potentiel. Robin Williams, qui a lui-même fréquenté une institution similaire à Welton, déclare «Banco»! Il manque l’accord du réalisateur Peter Weir, à qui l’on doit entre autres «Witness» (1984), avec Harrison Ford, et plus récemment «Mosquito coast» (1986). Il rencontre Williams, discute avec lui, et en un quart d’heure, c’est dans la poche kangourou (Weir est australien!). Et quel bon choix! Rappelons l’histoire en deux phrases. Dans le cadre enchanteur des collines du Vermont, l’Académie Welton, l’un des meilleurs collèges des USA, dresse ses fiers bâtiments qui abritèrent tant de célébrités. En cette rentrée 1959, Neil Perry retrouve ses camarades, Gérard l’excentrique, Steven le fort en thème, Knox le romantique, Richard l’opportuniste et Charles la tête brûlée. Un nouveau venu se joint à eux, Todd Anderson, timide et réservé. Ils se préparent à une année d’études routinières et sans joie. Mais leur professeur de littérature, nouvellement promu à Welton, va pour le moins bouleverser leurs benoîtes habitudes. En effet, John Keating représente l’archétype même du prof libéral, intelligent, qui, par le biais de son enseignement, essaie de développer chez ses élèves le sens de l’autonomie et l’originalité de la pensée. Ses méthodes peu orthodoxes (cf la séquence où il fait déchirer l’introduction d’un traité à ses étudiants pour cause d’étroitesse d’esprit de l’auteur) vont lui valoir non seulement l’inimitié de ses pairs, mais aussi l’incompréhension de quelques-uns de ses élèves, radicaux quant à l’enseignement qu’il leur dispense. Entre ceux qui appliquent à la lettre et sans discernement ses conseils péremptoires et les autres, qui préfèrent à ses élucubrations les cours bêtement rhétoriques des professeurs de bon aloi, la marge reste courte. Pourquoi ce film connaît un tel succès, qui dépasse le simple engouement, le plus pur phénomène de masse? Tout simplement parce qu’il «interpelle» les étudiants, et que Robin Williams incarne à merveille le prof incroyable que tous veulent avoir. Ce film étonnant prouve à quel Point le public jeune, d’après les sondages, est réceptif au sujet qui les préoccupe : la vie au lycée, ses affres et ses déboires. Dans ce domaine, le cinéma français voit très tôt la meilleure démarche à adopter. En 1938, Christian-Jaque ignore qu’il est en train de réaliser un futur classique, «Les disparus de Saint-Agil» avec, dans les principaux rôles, Erich Von Stroheim, Robert Le Vigan, Michel Simon et Mouloudji.

Trois élèves, Beaume, Sorgue et Macroy, ont créé, au collège de Saint-Agil, une société secrète pour préparer leur départ en Amérique. Leur signe distinctif est d’effectuer un salut manuel à un squelette en salle de sciences en chuchotant : «Salut Martin!» L’intrigue policière qui s’ensuit, fort bien menée au demeurant, ne parvient pas à masquer le véritable sujet du film, l’irrémédiable besoin d’évasion des pensionnaires d’une sombre école, prêts aux plus folles extravagances pour s’échapper du lourd carcan. Si l’œuvre de Christian-Jaque mêle habilement drame et dérision, le film qu’André Cayatte tourne en 1967 ne doit rien à l’humour. «Les risques du métier», avec Jacques Brel et Emmanuelle Riva, conte les mésaventures de M. Doucet, instituteur dans une petite ville de Normandie, qui se voit accusé de viol par une de ses élèves, Catherine Roussel, âgée de quatorze ans. Adapté par Armand Jammot et André Cayatte lui-même d’un fait divers authentique, qui a fait l’objet en son temps d’une émission de «Cinq colonnes à la une», cette plaidoirie — Cayatte est un ancien avocat — fustige le mal-être inconscient d’une étudiante perturbée. Là en– core, point de salut dans la révolte, et l’historiette somme toute banale d’une lycéenne amoureuse de son professeur donne prétexte à Cayatte de «charger» à gros sabots l’imbécillité sclérosante sous toutes ses formes. Claude Zidi fait un triomphe en 1980 avec « Les sous-doués», une hilarante parodie des boîtes à bac, avec Daniel Auteuil. Les étudiants de tous bords s’identifient sans malaise à cette bande de potaches gentiment anarchique. Zidi récidive deux ans plus tard avec «Les sous-doués en vacances», sans toutefois connaître le même succès.

Le réalisateur Jean-Claude Brisseau occupe une place à part dans le cinéma français. Enseignant de formation, il présente au Festival de Cannes, en 1988, un film détonant, «De bruit et de fureur», qui y obtient le prix Perspectives du cinéma français et le Prix spécial de la jeunesse. Cette œuvre-bourrasque crée la surprise par la force de son sujet, la révolte individuelle d’un jeune associai dans une ville-dortoir de la banlieue Est. On se souviendra longtemps de la scène où il provoque et frappe une jeune professeur dans une classe survoltée. La violence est omniprésente et l’interprétation de François Négret, bouleversante de vérité, ajoute encore à la crédibilité du propos. L’année suivante, Brisseau réalise « Noce blanche», un autre cri d’amour et de révolte, qui obtient le succès public que l’on sait et révèle une comédienne de grande classe, Vanessa Paradis. On le voit, le cinéma français accorde une place prépondérante à l’individu plutôt qu’au groupe. Les mouvements de masse des étudiants semblent peu préoccuper les cinéastes. Il est d’ailleurs étonnant qu’aucun film n’ait été réalisé sur les événements de mai 68. Il n’en va pas de même aux USA où les prises de conscience personnelles, sans doute à cause de la superficie du pays et de la mentalité de ses habitants, s’achèvent souvent en manifestations populaires et désordonnées.

Richard Brooks l’a bien compris quand il tourne, en 1955, «Graine de violence», avec Glenn Ford et Anne Francis. Le refus ostentatoire de l’ordre établi par ses élèves brutaux et cyniques donne bien du fil à retordre à Richard Dadier, jeune professeur dans un centre de formation professionnelle. Violences diverses, tentative de viol, passages à tabac : les enseignants en prennent pour leur grade! Ce film, le premier à introduire au cinéma une nouvelle danse, le rock’n’roll, fera l’objet, en 1984, d’un «remake» inavoué et affreusement malsain, «Class 84», réalisé par Mark Lester. Les punks ont remplacé les rockers, mais la volonté jusqu’au-boutiste de représenter filmiquement la violence rend ce film haute– ment dérangeant. La démarche de Stuart Hagmann est toute autre quand il tourne, en 1970, « Des fraises et du sang ».

Stanley KubrickSimon, un paisible étudiant d’une université américaine, se trouve malgré lui confronté à la violence à cause d’une grève des étudiants au sein du campus. Stuart Hagmann bénéficie de luxueux moyens et réalise un film d’esthète qui finit par desservir son propos humaniste. Stanley Kubrick, dans son parti pris d’ultra-théâtralité et de boursouflure, fait d’« Orange mécanique» une satire décalée mais décapante de nos institutions les plus solides. Le jeune Alex, pseudo-étudiant le jour et vrai délinquant la nuit, représente le fol archétype du Mal, sans explication ni fondement. Là encore, le processus d’identification fonctionne à plein et la jeunesse s’associe à cet anti-héros au charme vénéneux.